Thomas Mecker, le journaliste localier imaginé par Patrick Pécherot
pourrait prendre place sans problème dans la cohorte des personnages qui peuplent les chansons de Georges Brassens, et rien ne lui conviendrait mieux que la compagnie du héros fatigué de La Mauvaise réputation : Le jour du 14 juillet/Je reste dans mon lit douillet/La musique qui marche au pas/Cela ne me regarde pas…
D’ailleurs, Tiuraï, le titre tahitien de ce premier roman, se traduit par Fête Nationale même si le bouquet du feu d’artifice, au-dessus du lagon, prend une drôle de forme de champignon. Le fait d’avoir situé l’intrigue au moment des commémorations annuelles de l’acte républicain fondateur jette une curieuse lumière sur la manière dont, aux antipodes, se transcrivent les termes de liberté, d’égalité et de fraternité. Quand ce roman s’écrivait, le Centre d’expérimentation nucléaire allumait alors ses derniers feux, provoquant la colère des peuples îliens du Pacifique, depuis le Japon jusqu’à l’Australie. De vrais agents secrets français déguisés en faux époux Thurenge procédaient au sabordage d’un navire d’observation de Greenpeace, dans un port néo-zélandais, tuant un photographe de presse.
On est ici très loin du décor planté par Georges Simenon dans Touriste de bananes (1938) : « Il devait être à
Papeete, mais il ne voyait ni ville, ni village ». Le mirage économique alimenté par la venue de scientifiques, de militaires parmi lesquels pas mal de légionnaires, de fonctionnaires, a vidé les atolls. La promesse d’un avenir meilleur a attiré les piroguiers, les pêcheurs. Toute une population déracinée s’entasse maintenant dans les bidonvilles de tôles et d’Isorel qui enserrent la capitale. En moins de dix minutes de voiture, on passe de la carte postale cocotière aux buildings du quartier d’affaires, pour finir sur les trottoirs de Calcutta, « la déglingue sous les bougainvillées » dixit Pécherot. Le déhanchement des vahinés, le sourire de Miss Tahiti, le soleil blanc de bout du monde, éblouissent le regard des touristes : on peut tuer dans la coulisse. Les assassinats sans affectation de coupable font des taches microscopiques sur les confettis de l’Empire, et il aura fallu le renversement récent d’un autocrate, à l’hiver 2005, pour que l’enquête sur un journaliste tahitien étrangement disparu soit réactivée. Il ne s’appelait pas Thomas Mecker, comme dans Tiuraï, mais ce jeu de miroir avec la réalité ouvre des perspectives. Le roman de Pécherot est en effet dédié à la mémoire de Jean Amila, auteur d’une bonne vingtaine de romans à la Série Noire, précédés d’une demi-douzaine de titres dans la collection blanche de Gallimard sous sa véritable identité : Jean Meckert. Le hasard a voulu qu’il disparaisse en mars 1995, alors qu’une France redoutable s’apprêtait à reprendre sa campagne d’essais souterrains. Un quart de siècle plus tôt, Jean Meckert s’était rendu à Papeete, pour se documenter en vue d’un film d’espionnage d’André Cayatte, un cinéaste qu’il avait déjà rencontré quand il avait novélisé deux de ses scénarios Nous sommes tous des assassins ainsi que Justice est faite.
Lignes noires
Lors de l’une de nos rencontres, Jean Meckert me confia qu’il projetait déjà d’écrire un livre : « Je suis allé là-bas avec un contrat des Presses de la Cité. Sur place, pas mal de choses m’ont déplu : la légion, les militaires, les fonctionnaires qui se servaient des Polynésiens comme de bêtes de somme. Le roman laissait entendre tout ça. Il y a eu des réactions, des coups de fil anonymes, des menaces. Et puis un soir, on m’a agressé. Je me suis retrouvé à l’hôpital Tenon. Coma de quinze heures. Quand j’ai refait surface, j’étais devenu épileptique et amnésique… Après l’agression dont j’ai été victime, je dormais douze à quinze heures par jour. Le reste du temps,
j’étais hébété par le gardénal. Ça a duré des mois et des mois, au point que je ne voyais plus qu’une solution, me foutre en l’air. C’est ma soeur qui m’a sorti de là. Pendant des années, elle m’appelait au téléphone et m’obligeait à lui raconter les détails de ma journée. Grâce à ces conversations, à ses efforts, je me suis reformé une personnalité. Je lui dois une nouvelle vie ».
On n’a jamais été certain que les cogneurs se soient acharnés sur Jean Meckert-Amila à cause des lignes noires qu’il faisait courir sur le papier. On sait seulement que l’écrivain, contrairement à pas mal de ses collègues de l’époque, ne nouait pas d’amitiés excessives dans les « services » quand il décrivait les fonctionnaires chargés de veiller sur les vagissements de la Bombe : « Il est cuit de soleil, crâne rasé sous un chapeau de pandanus qui, vu de profil, lui donne un air de biberon coiffé de sa tétine. Il a la quarantaine du genre colonial imbibé, avec des yeux de bon siroteur, si pochés qu’on croirait des oreilles ». Des phrases pareilles appellent la réplique de ceux qui se vivent en clones de James Bond !
Filitation
Les raclées, Jean Meckert connaissait, lui qui en 1942 avait titré son premier roman Les coups, un texte remarqué par Raymond Queneau et salué par André Gide. Le personnage principal s’y prénommait Félix, et un autre Félix protège le Mecker qui, un demi-siècle plus tard traverse le Tiuraï que vous tenez entre vos mains. Une façon de signaler une filiation, de souligner que la manière noire de dire le monde se situe hors des modes, et que pendant près de trente ans, dans un silence de plomb, un écrivain incarnait un genre indispensable. En croisant son univers romanesque avec celui de Jean Amila-Meckert, Patrick Pécherot ne paie pas une dette hypothétique, pas plus qu’il ne s’oblige à un quelconque hommage. Il fait davantage en plaçant ses pas dans les pas d’un compagnon, armé de cette seule ambition : prolonger les traces.
c. Didier Daeninckx/Gallimard/Folio policier