Liberté

Pierre Gauyat

L’étrange Occupation

 Après quelques années de recherches un peu erratiques, la vénérable Série Noire, collection policière de la non moins honorable maison Gallimard, change de peau. Elle abandonne le format de poche, qui était le sien depuis soixante ans, pour le grand format. La principale conséquence de ce choix est une élévation conséquente du prix de vente, ce qui n’est pas négligeable, accompagnée d’une réduction à deux publications mensuelles. Littérairement, les habitués ne seront pas dépaysés. Ils reconnaîtront le ton si particulier de leur collection fétiche.
La meilleure illustration de cette continuité dans le changement est la parution du dernier roman de Patrick Pécherot : Boulevard des Branques. On retrouve Nestor, privé « de chez Bohman » dont les premiers exploits, narrés dans Les brouillards de la Butte et Belleville-Barcelone, se déroulaient dans la Paris populaire des années trente. Le temps passant, nous voilà plongés au cœur de cette « étrange défaite » dont parle l’historien Marc Bloch : la débâcle de mai-juin 1940. Au cœur des premiers mois de l’occupation allemande, cette « cohabitation » forcée entre vainqueurs et vaincus, dont l’auteur reconstitue minutieusement le climat. Curieusement, on voit assez peu l’occupant. En revanche, les collaborateurs sont très présents, et c’est heureux, car cela rappelle que la collaboration était un mouvement volontaires d’hommes, pour la plupart engagés dans l’extrême droite avant la guerre, décidés à régler son compte à la « Gueuse », la République, en profitant de ce que l’un de leurs penseurs appela la « divine surprise » qu’a constituée pour eux la défaite de 1940. On voit les repositionnements des uns et des autres, notamment les médecins qui, à la suite d’Alexis Carrel, prônent l’eugénisme, c’est-à-dire l’élimination de tout porteur de « tares » physiques, mais aussi sociales, doctrine expérimentée en Allemagne nazie. Les aliénés enfermés dans les hôpitaux psychiatriques comme celui de Clermont, dans lequel se déroule une partie de l’action du roman, furent victimes d’une élimination aussi discrète qu’efficace : pas moins de quarante mille d’entre eux y moururent de faim. On voit aussi comment des truands sont extraits de prison pour rejoindre ce qui deviendra la Gestapo française, encadrés par d’anciens flics, et tout cela au nom de la Révolution nationale, de l’ordre et de la morale. Et du Maréchal, il va de soi…Cependant, certains personnages incarnent, eux, la Résistance en gestation, comme Jean Moulin, qui n’a pas quitté son poste à Chartres, ou un flic intègre qui ne confond pas loyauté et servilité envers les nouveaux maîtres. Un grand roman qui aborde une période peu visitée de l’histoire de France : les premiers mois du pouvoir de Vichy et la mise en place de la politique de collaboration. Une période qui va conditionner beaucoup de choses…

© Pierre Gauyat, Liberté