interview

" La subjectivité est le propre du romancier "

Propos recueillis par Joëlle Chevé pour le magazine Historia

Parmi les romanciers qui ont écrit sur la Grande Guerre quelle est votre singularité ?

Si j’en possède une, peut-être réside-t-elle dans un travail d’écriture à la frontière de deux formes littéraires, du moins pour qui aime à classifier. La littérature de genre et la littérature « générale ». Mêler le noir et le blanc apporte une grande liberté et évite de s’enfermer dans un cadre établi.

Qu’est-ce qu’ajoute à la fiction historique la fiction policière ?

Je suis plus proche du roman noir que de la fiction à énigme. Il apporte une couleur, un ton particulier, une musique, un regard. Quant à la dimension « policière », à condition de ne pas y réduire le récit, elle permet d’aller voir « les choses derrière les choses », pour paraphraser Mac Orlan.

De quelle façon travaillez-vous pour évoquer avec autant de « réalisme » les modes de penser et de parler des poilus de 14 comme de leurs officiers ?

Je fais un usage modéré de la documentation, elle peut vite vous étouffer. Je ne l’utilise qu’à des fins de vérification post écriture. Je préfère travailler comme un médium. Je m’imprègne d’images : toiles, photos, dessins, objets... Leur contemplation crée un état réceptif qui permet de sortir de soi pour entrer dans ses personnages, de ressentir leurs émotions, de faire écho à leur pensée. De traduire des atmosphères. C’est très subjectif, je le reconnais, mais la subjectivité est le propre du roman.



« Ce qui m’intéresse dans un personnage, c’est son humanité. »

Un roman sur la guerre de 14 à l’heure du quatre-vingt dixième anniversaire de l’armistice, goût du polar historique ou des commémorations ?

Patrick Pécherot. Ni l’un ni l’autre. J’avais déjà un peu approché le sujet avec Les brouillards de la Butte et surtout L’affaire Jules Bathias. J’avais envie d’aller plus loin. Tranchecaille n’est pas un « polar historique » au sens où ce qui est devenu un genre se contente souvent d’utiliser l’Histoire comme une toile peinte. Cela peut être bien fait, agréable, divertissant mais à la longue, il me semble que cela tourne en rond. Quand, à propos de 14/18, Siniac écrit Ras le casque, Japrisot Un long dimanche de fiançailles, Amila Le boucher des Hurlus ou Daeninckx Le Der des ders, ils ne font pas du polar historique, ils écrivent des romans dans lesquels ils nous parlent de la guerre et à travers elle de la condition humaine. Chacun avec sa sensibilité. Siniac a déboulonné les statues, Amila traité de l’enfance volée, Daeninckx exploré les dessous de l’Histoire... Dans ma jeunesse, j’ai navigué dans les milieux pacifistes, j’y ai rencontré des gens comme Roger Monclin qui avait suivi les procès en réhabilitation des fusillés pour l’exemple ou Robert Jospin, le père de Lionel, qui faisait partie de la même génération. J’ai dévoré les classiques des écrivains combattants : Giono, Dorgelès, Chevallier, Barbusse, Céline, Remarque... Tout cela vous marque. Sans compter que le genre noir n’aurait sans doute pas été le même si ses pères, comme Chandler ou Hammett, n’avaient pas connu l’enfer des tranchées. Le 90ème anniversaire de l’armistice a servi de déclic, pas mal de choses sont remontées.

Pourquoi avoir choisi l’année 17 ?

On disait que la guerre allait durer trois semaines, en 1917 elle en est à sa troisième année. L’offensive Nivelle qui devait être éclair et décisive s’enlise dans la boue du chemin des Dames. Le moral est au plus bas. Les mutineries éclatent. Les poilus sont harassés. J’ai voulu traiter de cette fatigue humaine. Quand on pense à 14/18, on songe à l’horreur des combats. Moins à l’épuisement des hommes - du moins, ceux qui survivaient. On mesure mal leur fatigue physique et morale. Ce qu’ils vivaient était indicible et à l’arrière la vie continuait sans eux, avec des centres d’intérêt, des préoccupations qui n’étaient plus leurs. Cafard au front, désillusion en permission... Beaucoup avaient le sentiment de ne plus appartenir au même monde que les civils, d’être des étrangers dans leur propre famille. Les poilus se sentaient souvent plus proches de leurs frères d’armes. Une belle expression.

Tranchecaille est un roman choral...

P.P. Plutôt qu’une construction basée sur le récit d’un narrateur, l’histoire est racontée par la voix de plusieurs personnages. Jonas, qu’on accuse d’avoir tué son lieutenant, ses camarades qui témoignent pour ou contre lui, le capitaine Duparc - son défenseur au conseil de guerre -, son greffier, l’aumônier, le médecin major, des officiers supérieurs, une prostituée... Chacun a sa vision de l’accusé, des évènements, de la guerre ...

Chacun y a sa voix, aussi...

P.P. Bien sûr. Un homme du rang ne s’exprime pas comme un colonel, en 1917 l’armée était encore très marquée par les classes sociales. Il n’est qu’à revoir Grande Illusion. Le langage reflète la société et celui de l’époque était plus hétérogène qu’aujourd’hui. Un paysan du Languedoc ne parle pas comme un ouvrier parisien, un aumônier comme un major... Cela ne doit pas conduire à user de stéréotypes. Les voix sont modelées par le vécu de chacun, son état d’esprit, son caractère, ses sentiments du moment... Essayer de les transcrire est un peu comme écrire une partition. La partie contrebasse diffère du piano qui lui-même ne ressemble pas aux cuivres... L’ensemble doit faire entendre une musique. En l’occurrence celle de la guerre et de la lassitude.

Le récit est séquencé par des scènes très visuelles, combats, attente, vie à l’a arrière...

P.P. Si les anciens combattants parlaient généralement peu de ce qu’ils avaient vécu, c’est que l’horreur était trop forte. Il m’a semblé que ce silence devait être respecté. Et que la narration devait, à certains moments, s’éloigner des témoignages pour prendre une dimension plus collective. Un peu comme une mise en scène cinématographique fait passer les cadrages du gros plan au plan d’ensemble.

Vous ne jugez jamais vos personnages, Natalie Beunat parle à ce propos « d’écriture compassionnelle »...

P.P. C’est une jolie définition. Ce qui m’intéresse dans un personnage, c’est son humanité, ses faiblesses, ses contradictions. Jonas, par exemple, qu’on accuse de meurtre, peut être un calculateur ou un pauvre gars. Qu’il soit l’un ou l’autre ne le rendra pas pour autant monolithique. La nature humaine comme celle des évènements est complexe. Je me méfie des caricatures, des globalisations. Pour traiter, par exemple, des rapports entre les soldats et ceux qui les commandaient on peut tracer une ligne et mettre les gentils poilus d’un côté, les méchants officiers de l’autre. On n’obtiendra qu’une une image d’Epinal. En 1917, vu le nombre d’hommes mobilisés et tous ceux qui étaient déjà tombés il fallait combler les rangs, y compris ceux des gradés. Nombre d’officiers, jusqu’à un certain niveau, étaient des réservistes. Beaucoup étaient plus proches des hommes que des galonnés du haut commandement. Ces derniers n’étaient d’ailleurs pas tous non plus des culottes de peau, bornés et bas du képi. De la même façon, après avoir été niées, les mutineries ont été idéalisées. Si le désir de paix y était évidemment très présent, ce n’est pas le refus de la guerre en tant que telle qui en était le déclencheur mais souvent des choses plus terre à terre. Une remontée en ligne prématurée, la suppression des permissions, la fatigue, et au fil du temps, le sentiment d’être les sacrifiés.

Quitte à écorner les images, celle des marraines de guerre n’est pas épargnée...

P.P.Qu’on ne se méprenne pas, être marraine était avant tout une démarche patriotique, voire humanitaire : soutenir le moral du poilu, quitte à verser dans le ridicule. Dans son livre Vivre à Paris pendant la grande guerre, Pierre Darmon cite quelques exemples savoureux. Mais des soldats pouvaient avoir une conception plus virile de leur moral et chercher un dérivatif ou la bonne affaire. La recherche d’une marraine passait souvent par les petites annonces. Un journal de charme, la Vie parisienne, s’en était fait une spécialité. Il devait son origine à une agence de rencontres. Sous ses couvertures suggestives, il était très lus chez les poilus. Pour autant là encore, il faut garder la mesure.

Pour en savoir plus

lire la revue de presse en cliquant sur :
ce qu’ils en disent

Propos recueillis par Scup pour pecherot.com