O rage d’acier
Bien plus qu’un simple polar historique, cette affaire policière signée Patrick Pécherot donne lieu à un témoignage d’un réalisme saisissant sur la Grande Guerre.
Au printemps 1917, le Chemin des Dames porte mal son nom ; c’est chemin des damnés qu’il faudrait dire tant les troupes allemandes et françaises s’étripent dans c paysage à la fois lunaire et boueux où se livre alors une des plus importante séquence de la Grande Guerre. Là, les poilus ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, pantins désarticulés et silhouettes spectrales. Chair à pâtée, à canons, à portée d’artillerie et de baïonnettes ennemies, « de la terre dans la bouche et les tripes à l’air ». C’est là lors d’un dernier assaut vers les lignes allemandes, que le lieutenant Landry mord la poussière, tué net d’une balle... dans le dos. Au sommet de la hiérarchie, on soupçonne le règlement de comptes et on prépare le peloton d’exécution pour le coupable tout désigné, le dénommé Antoine Jonas, surnommé Tranchecaille par ses camarades.
Si l’enquête menée par son avocat le capitaine Duparc, pour démêler le vrai du faux dans cette affaire est fort bien ficelée, le livre, cependant, ne s’y résume pas. Roman policier, bel et bien, mais pas que. En posant on chevalet, sa toile et ses pinceaux au milieu de ce théâtre d’affrontements, Pécheront donne à voir un tableau qui fait bonne figure côté des grands témoignages de guerre signés Barbusse, Genevois, Dorgelès (ce dernier apparaissant fugitivement page 112). Tableau d’une époque qui, en première ligne s’anesthésie à grandes rasades de tord boyaux et à l’arrière, s’intoxique de propagande verbeuse. D’une époque littéralement casse-gueule puisqu’elle fabrique en série des trognes cassées, aussi concassées que des œuvres cubistes. Dans ce polar historique, la mort œuvre sans répit sur les champs de bataille, éparpillant façon puzzle, pour parler comme Audiard, la fine fleur de la nation qui trois auparavant partait la fleurette au fusil. Eclats de voix et d’obus se répondent au fil d’un récit où plusieurs personnages, le temps d’un interrogatoire mené par Duparc, assument la fonction de narrateur, et chacun dans un registre de langue qui lui est propre. Ménageant habilement suspens et rebondissements, Pécherot mène surtout, et probablement au terme d’une longue documentation,, un véritable travail de reconstitution historique. Ses scènes de guerre, on s’y croirait. La zone du front, ce cimetière à ciel ouvert, ce mouroir à gros débit, nous y sommes. En plein dedans. Quant à Jonas-Tranchecaille, « il aurait jamais du se trouver là-dedans », estime un caporal auditionné. C’est que Jonas apparaît à nombre de ceux qui l’ont côtoyé comme un drôle d’oiseau, mi-hurluberlu, mi-tête de pioche. Mais l’état-major, tout à sa parano traqueuse de mutins entend prouver au contraire que Jonas est un simulateur de génie qui cache un mauvais patriote. Jonas tel Janus, à double face ? Pécherot entretient l’ambiguïté jusqu’au bout, laissant le lecteur se forger une opinion.
Mais que Jonas soit un « imbécile authentique » ou une « fieffée canaille » importe somme toute assez peu ce personnage n’étant jamais qu’un prisme, le symbole d’un « être pris dans la mécanique du destin ». C’est lui qui trinque mais ç’aurait tout aussi bien pu être un autre. L’essentiel pour l’auteur c’est de montrer la valse-hésitation des émotions, des sentiments qui, par temps belliqueux, ne peuvent être que mêlés souillés. Rien, dans la boue ne reste immaculé. C’est que la violence des hommes est une drôle de marieuse ; elle apparie entre deux orages d’acier, les sentiments les plus éloignés, les plus contradictoires. Pour preuve, ce livre à la fois requiem pour les macchabées et berceuse pour les survivants.
© Anthony Dufraisse, Le matricule des anges