Tout juste l’âme du dernier poilu rendue, voici que Pécherot nous donne son Tranchecaille. Un roman noir dans la boue et le sang de l’Histoire, celle avec une grande hache, celle de la boucherie de 14-18. Tranchecaille, c’est le soldat Jonas, un malingre mal foutu qui décroche la chance d’être conscrit comme les autres gars de son village. Et tous ces gaillards partent vaillamment au casse-pipe, le cœur léger, dans la lumière de ce bel été 1914, bleuets et coquelicots à la boutonnière... Quand on lui file son uniforme, le falzar est beaucoup trop grand. S’ensuivront un surnom (admirable), des plaisanteries et des embarras multiples qui vont aigrir le tempérament de cette tête de mule. Un jour qu’il rouscaille encore, le lieutenant Landry lui intime l’ordre de remplacer ses braies flottantes par un pantalon pris sur un mort. C’est l’affrontement entre les deux hommes sous l’œil de la compagnie. Jonas serre les dents, refuse d’obtempérer. Quelques jours plus tard, lorsque le lieut’ est retrouvé trucidé d’un coup de baïonnette dans le dos lors d’une offensive, Jonas est soupçonné d’emblée par la hiérarchie militaire. Un assassinat de vengeance, rompez !
Avant même son procès, il est déjà condamné car il incarne le désordre. « Vous le savez, la justice n’a rien à voir là-dedans. Il leur faut un coupable. Pas pour le lieutenant. Pour l’ordre, mon capitaine, pour l’ordre. Sous leurs médailles, ils pèlent de frousse à l’idée que le manche puisse branler ». Nous sommes en 1917, l’année des mutineries, l’hécatombe du Chemin des dames a saigné les premières lignes, le moral se dégrade, les hommes renâclent, grondent, certains entonnent l’Internationale. Bientôt ses accents se mêlent aux couplets de la chanson de Craonne.
Intolérable pour ces incapables badernes, sous clones de Nivelles ou de Mangin, culottes de peau bouffies de la morgue de leur caste. Ces bouffeurs de chair fraîche à canons, ces « décimeurs » de péquenots qui ne doivent pas broncher quand ils se font tailler en pièces par les Boches sauront tenir la troupe. Sinon, un tour de tourniquet !... et 12 balles dans la peau !
Ce livre poignant commence par la fin : le soldat Jonas est passé par les armes au petit matin. Il ne faut donc pas rechercher son principal intérêt dans l’intrigue ou le suspense. Toutefois l’enquête menée par l’officier et son greffier Bohman, détective dans le civil, nous en révèlera toute l’ambiguïté : Jonas, ce coupable mirobolant tant il attire à lui la déveine (ne l’accuse-t-on pas d’avoir zigouillé aussi sa marraine de guerre) était-il innocent ? A moins qu’il ne doive mourir parce qu’il représente ce quel’armée a produit de pire : un assassin ?
L’intérêt ? C’est la littérature tout bonnement, la conduite du récit, le langage, le tableau historique est bien documenté, le style alerte et imagé au réalisme poétique. Défilent aussi devant vos yeux les images des albums de Tardi consacrés à la Grande guerre. Pécherot assemble un patchwork de saynètes courtes : interrogatoires des protagonistes menés par le capitaine Duparc chargé de la défense de Jonas, lettres du premier à sa fiancée, monologue du médecin chef charcutant les blessés en compagnie d’une bonne sœur à cornettes, etc. On est baladé de la zone de front à l’arrière durant les permes, dans ce Paris populaire si cher à l’auteur, du Conseil de guerre aux tranchées de la première ligne, etc. Ce pointillisme du roman dresse un tableau d’une exceptionnelle acuité.
La construction est virtuose comme l’écriture. Parfois le parler vériste dérape dans des enjolivements poétiques incongrus dans la bouche de certains protagonistes - seule minuscule réserve. Le Bardamu du Voyage au bout de la nuit de Céline a trouvé en ce soldat Jonas un compagnon d’infortune, si le premier s’est échappé de l’enfer, le second est tombé sous les balles françaises, héros pitoyable massacré par la bêtise belliciste dans ce grand naufrage de l’humanité. Un grand livre.
© Max Obione, 813