Les héros de papier

Courbet, Gill, Verlaine, Vallès, Marceau, Dana, Manon… il m’est parfois difficile de distinguer, parmi mes héros de papier, lesquels ont réellement existé. Il m’est tout aussi difficile de séparer, pour ce qui est des figures historiques que je me suis plu à fréquenter, les épisodes vécus et ceux que j’ai inventés ou transformés. Tous ceux qui pratiquent « la promenade imaginaire », chère à André Hardellet, savent ce qu’il en est. Il suffit d’un pavé luisant, d’une palissade, d’un bistrot, d’une porte trop close pour être honnête, ou de tout autre élément d’un décor quotidien, pour vous emmener bien plus loin que les pas ne portent. Hardellet, encore lui, parlant de ce phénomène, évoquait malicieusement le slogan publicitaire d’une marque de pneumatiques : « rouler sur coussin d’air ». C’est finalement une jolie définition de l’écriture. Ou du moins d’une écriture, car Dieu merci, il en existe mille. En ce qui me concerne, va pour le coussin d’air ! Il s’emploie nez au vent, bien sûr. Les senteurs doivent être de la partie et les sinus dégagés. On écrit mal le nez bouché.

Les héros de papier qui peuplent Une plaie ouverte ont des envies de respiration, eux aussi. Paris est une fête, on l’a suffisamment répété ces temps derniers, sans doute pour s’en convaincre. En avril 1871, la semaine sanglante n’a pas encore tranché dans le vif. On peut fredonner le Temps des cerises en songeant aux chagrins d’amour. Les gouttes de sang tomberont bientôt sous la feuille, jusqu’à faire rivière, mais, pour l’heure, Courbet, Gill, Vallès, Marceau, Dana… veulent tout voir. Tout sentir. A grandes goulées.

L’écriture est appel d’air. On s’élance, elle flanque le vertige mais on s’élance. On est si beau, à planer. La redescente vous laisse essoufflé. Insatisfait de la petite hauteur atteinte quand on se croyait homme-oiseau. On le savait mais cela reste dur à encaisser : les semelles de vent ne sont pas pour nous. Trop grandes. On n’a pas la pointure. Le coussin d’air est plus modeste. Il nous va mieux. En tout cas, on fait comme si.

C’est dit, l’écriture sera sur coussin d’air. On y embarquera nos personnages, de chair et de papier. Ce sera une sacrée balade ! On n’en tombera pas moins mais le coussin est brave : quand on se ramasse, il amortit la chute. Les plaies ouvertes feront cicatrice… Jusqu’à la prochaine fois.

Texte écrit pour la soirée de clôture de l’édition 2016 du festival Les Petites fugues, organisé par le Centre régional du livre (CRL) de Franche-Comté.

Sur la photo, les auteurs participant à la soirée de clôture : Bertrand Schefer, Céline Curiol, Patrick Pécherot, Hélène Gaudy, Julia Deck, Anne Plantagenet.