– Bon, d’accord, la Butte Montmartre de ce polar-là sera difficielement redonnaissable par nos contemporains. Pas de place Dalida. Pas de cars de Nippons ni de louffiats empaillés à casquette gavroche. Nous sommes en 1926, et la Butte, alors, c’est prolo bohème. Un cocktail urbain qui tiendrait à la fois de la cîté des Francs-Moisins et d’un pâté de squats hantés par des plasticiens biélorusses sans vraiment de papiers. Comme du vin chaud plongé dans du Cinzano et noyé de Picon. Ca va ? Vous voyez le genre racaille, tendre et rogue ? Eh bien, sachez qu’en ce temps là le Montmartre authentique du petit matin s’enfilait au zinc « un crème et une rillette ».
La Butte, la vraie, tenez-vous-le pour dit, elle dépotait. D’autant que le héros Pipette et sa bande de mauvais garçons vaguement anars, des « illégalistes », sont sur une sale affaire : un cadavre découvert à l’occasion d’un fric-frac. La dépouille est faisandée, mais elle parle. C’est celle d’un ex-filochard du « Cri de Paris », une feuille à ragots. Mort violente. Rapport à une enquête torve qui remontait très haut dans la haute. Tout droit sur le beau linge de la Grande Guerre. Pile sur des marchands d’acier qui auraient joué les prolongations dans la partie de tranchées franco-allemande en venadant leur camelote des deux côtés de la ligne de feu.
Oubliez l’intrigue : on s’y envase un peu. Le talent de Patrick Pécherot, un maniaque dingue de Léo Malet et du surréalisme, c’est de connaître l’époque sur le bout des doigts. Et la pointe des lieux. Et de nous balader dans une Butte berlino-parnassieuse où l’on rencontre Breton et Artaud devisant sur l’art poétique ou Napoléon. Pécherot a dû se taper tous les exemplaires du « Petit Parisien » et du « Miroir du cinéma » à la BN pour reconstituer la Butte des années 20 à l’identique. Motte par motte. Pas une scène, pas un second rôle, pas un cheval, pas un passant inutile dans son film noir et graisse. L’avenue Junot, il l’a repavée avec la caillasse d’origine. Très belle dégelée aussi, rue du Moulin-Rouge quand le pote au héros, l’énorme Leboeuf, prend la défense d’une pochetronne mendiante en rançonnant des bourgeois pas charitables. Il cogne. Il tape. Il y met tout son cœur de Leboeuf. Il a ses raisons. Ses souvenirs pour lui. La pochetronne ? « C’était la Goulue, qu’il explique, de la buée sur les yeux, la reine du Moulin-Rouge. T’es trop jeune. T’as tout de même sûrement vu les affiches. Ben la Goulue, c’est elle. La gloire, ça dure pas. » Le polar à Pécherot, il tient la rue.
© Guillaume Malaurie, ParisObs-le Nouvel Observateur