Les corps sans tête, on en trouve beaucoup dans les canaux de Paris. Mais en 1938, un corps à Belleville a pu oublier sa tête en Catalogne… Belleville-Barcelone, roman de Patrick Pécherot (Série Noire/Gallimard)
A la recherche d’Aude, une héritière entichée d’un bath’anar, Pietro Lema, le détective privé Nestor ne va pas moins remonter dans ses filets que la vieille Europe qui explose. Il retrouve son ami Corbeau - croque mort et illusionniste - qui, après avoir fait main basse sur un dépôt d’armes de la Cagoule, devrait les passer en Espagne pour le compte des Républicains et de Lema, mais les hommes de Staline commencent à charcuter les anars… Leur camp s’est pulvérisé comme celui des surréalistes, pense Nestor en revoyant André Breton de retour du Mexique. Breton, avec qui il avait fait le coup de feu dans le précédent bouquin de Pécherot (Les Brouillards de la Butte).
Chez Gopian, avant que son restau ne soit dévasté par les gars de Doriot, la TSF transmet une chanson d’Edith Piaf que nous n’avons jamais retrouvée sur nos disques : « moi Hitler, j’lai dans l’blair et j’peux pas l’renifler…Hitler, j’y balanc’rais ma godasse dans l’fouign’dé ; si t’es nazi, va t’faire piquouzer ! »
Après la disparition de Lema, André Breton veut bien essayer de se charger de faire passer les armes en Espagne. Si seulement Rudolf Klément (un des secrétaires de Trotski) était là ! Non seulement, le corps sans tête du canal, c’est peut-être celui de Klément, mais avec la démission de Blum, les douaniers du côté des Pyrénées ne seront plus aussi coulants.
Le nœud coulant dans lequel Nestor vient de découvrir un vieil ami communiste de Pietro Lema en dit assez sur les ravages du stalinisme, des amitiés brisées… Lema avait laissé des notes prises à Barcelone en 1937, où il a croisé Georges Orwell et aussi un certain Maxime, que l’on retrouvera bientôt du côté de la Villette, car il vient régénérer son sang pourri avec des globules de cheval…
Hitler vient de se goinfrer la Tchécoslovaquie. Breton organise un métingue avec Michel Simon, Maurice Baquet, du groupe Octobre, Louis Lecoin et la vieille Fréhel, bouffie mais toujours d’attaque, présentée et soutenue par le jeune Jo Privat, « le roi de la boîte à frissons »… Le grand avocat Vincent de Moro-Giafferi les aide comme il peut, quelque salopards défunctent promptement, et le Corback - chez qui Breton a trouvé une toile de Clovis Trouille, « Mes funérailles » - repart pour Barcelone, les flingots coincés dans de vrais cercueils, avec deux macchabées pour amadouer le gabelou.
La pétaudière arrive : nous ne sommes qu’en 1938, et Breton drague Yvette, la secrétaire du cabinet de détectives, en lui parlant de l’amour fou. Elle buvait ses paroles : « D’après la bouteille de raki, au bar, elle n’avait pas bu que ça. » On ne peut pas se plaindre de boire le petit lait de l’Histoire, avec Pécherot. Nous sommes prévenus : si dans son prochain roman, Nestor se collète avec 39-45, il faudra vider le bar….
© Dominique Durand (dessin de Kerleroux) Le Canard enchaîné